Dans un environnement insulaire marqué par une dépendance croissante aux importations et une diminution alarmante des terres cultivables, la Martinique se trouve confrontée à un défi crucial : assurer son autonomie alimentaire. Avec une diminution de 12% de ses terres cultivées au cours des dix dernières années, et la moitié de celles-ci dédiée à l’exportation de produits tels que la canne à sucre et la banane (Rapport économique de l’IEDOM 2022), l’île connaît une crise agricole sans précédent. Seuls 20% de la surface de l’île sont actuellement utilisés à des fins agricoles, tandis que les cultures légumières enregistrent une chute significative de 40% depuis 2010. Malgré ces défis, près de 2 900 agriculteurs et agricultrices se battent quotidiennement pour continuer d’exercer leur métier. Nous sommes allés à la rencontre de ces Hommes qui nourrissent la Martinique.
Monette Marie-Louise, Doctorante en sociologie-démographie et agri-preneuse (un mélange entre agriculture et entreprenariat), fait partie de ces martiniquais qui ont décidé de prendre la question de la souveraineté alimentaire de l’île à bras le corps. Au cœur de la commune du Vauclin, elle initie le projet d’agroécologie « Domenn Lantik » sur un terrain de 15 hectares, héritage de son grand-père, lui-même agriculteur. Ce terrain, laissé en jachère pendant plus de 50 ans, a développé un sol volcanique riche en précieux microorganismes. C’est son capital de départ.
Depuis 2020, Monette poursuit une thèse sur l’enseignement agricole en Martinique, explorant des moyens d’innover dans les formations pour contrer le sous-développement de l’île. Il y a quelques années, elle idenfie le modèle Songhaï, fondé par Godfrey Nzamujo, comme une solution innovante et vertueuse adaptable au contexte martiniquais. Le système Songhaï, une forme d’agroécologie intégrée, combine production agricole, formation et recherche au sein d’un même lieu. En juin 2023, Monette décide d’adopter une approche de recherche-action, en s’impliquant directement dans son environnement d’étude. Son objectif est de créer un vivier de talents formés aux métiers émergents et en capacité de répondre aux besoins socio-économiques de l’île. Pour cela, elle souhaite faire du Domenn un lieu de formation où les Martiniquais pourront acquérir des compétences en gestion de ferme, des techniques de production biologiques et durables, et constituer ainsi une nouvelle génération d’entrepreneurs agricoles.
En décembre 2023, Monette investit le Domenn. L’ONF et la Direction de l’Agriculture et de la Forêt soutiennent, à travers une dimension d’appui-conseil, la culture du cacao, du café et de la vanille sous couvert forestier sur plus de 10 hectares. Le Conservatoire botanique et l’Agence Régionale de Santé sont également impliqués, respectivement, dans l’identification des espèces végétales du site et sur le volet thérapeutique et ressourcement.
« Il faut répondre aux enjeux de souveraineté alimentaires de la Martinique par la cohésion sociale. »

Copyright : Camille Guigonnet
Le Domenn est avant tout un projet dédié aux femmes. Une initiative portée par Monette qui affirme : « La terre nourricière et le rôle maternel se rejoignent dans l’impératif pour les femmes de s’allier à la terre dès la grossesse, afin de récolter, transformer et sublimer ses produits pour nourrir sainement leurs enfants. » Si l’on veut changer de paradigme alimentaire en Martinique, les femmes constitueraient ainsi un levier important. Composant 54% de la population martiniquaise, leur éveil et leur convergence d’opinions seront donc décisifs. Les femmes seront ainsi les premières actrices et bénéficiaires de ce projet. Depuis la pandémie du COVID, un nombre croissant de femmes en Martinique s’intéressent à l’agriculture biologique, une tendance perceptible sur les marchés locaux, dans les micro-formations ou dans tous les ateliers de transformation agroalimentaire, où elles sont de plus en plus nombreuses. Ainsi, le centre offrira aux femmes de nouvelles possibilités de formations aux métiers agricoles. De plus, le Domenn aura aussi vocation à être un refuge. Des hébergements seront créés pour recevoir les femmes victimes de violences ou de la prostitution. Un partenariat avec le Mouvement du Nid est d’ailleurs en discussion. Ces femmes auront ainsi accès à des ateliers de transmission des connaissances et à des formations professionnelles. Un volet bien-être et santé est également prévu avec la construction d’une chambre d’hôte ouverte à tous, à visée agritouristique et thérapeutique.

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Naturellement, le Domenn se présente avant tout comme un centre dédié à la recherche et à la production agricole. Les techniques du Songhaï et du jardin créole seront conjointement employées pour cultiver des arbres fruitiers, des cultures vivrières, maraîchères et des plantes médicinales destinés à la chambre d’hôte mais également à la vente sur place et aux coopératives locales. Ces techniques privilégient l’enrichissement des sols via le travail naturel des microorganismes. Aucun pesticide n’est utilisé. Le travail manuel est également valorisé, avec un désherbage manuel ou à la débrousailleuse. Dans une perspective de coopération internationale, un « agro-bootcamp » accueillera des porteurs de projets de Martinique ou d’ailleurs, ainsi que des formateurs béninois de l’Ifé-Académie dont l’expérience dans le domaine de suivi des porteurs de projets et en agroécologie est reconnue au niveau international. Tout porteur de projet en lien avec l’environnement pourra bénéficier d’un accompagnement jusqu’à la concrétisation de leur initiative, avec un hectare mis à leur disposition pour expérimenter librement. Le Domenn espère à recréer des élans de solidarité pour soutenir les petits porteurs de projets agricoles qui n’ont pas accès à l’emprunt ou aux subventions.
Finalement, l’éducation citoyenne sera également un élément crucial pour la réussite du projet. Selon Monette, « les agriculteurs ont un devoir de transmission de leurs savoirs, d’éducation de la population et de démystification de leur métier. » Domenn Lantik incarne ainsi un projet pédagogique ancré dans un lieu, qui vise à réconcilier les Martiniquais avec l’abondance offerte sur leur territoire. Le projet sera doté d’une dimension familiale qui permettra de légitimer l’agriculture comme avenir. Un espace sera ainsi dédié aux familles pour venir travailler la terre et être sensibilisé à des alternatives alimentaires plus saines et moins chères. Une école dont la programmation éducative a déjà été établi sera créée. L’Ecole Supérieure d’études Pluridisciplinaires de la Martinique (ESP-M) proposera des formations courtes et concrètes pour apprendre à chaque citoyen, s’il le souhaite, à fabriquer une clôture solaire, du pain ou un système d’aquaculture. L’objectif est de déclencher des changements de mentalité qui généreront des transitions rapides.

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Le projet s’écrit pas à pas. D’ici la fin de l’année, toutes les productions agricoles seront lancées et les formations auront commencé. Le débroussaillage complet du site et l’élimination des lianes envahissantes pour restaurer la vitalité des arbres favoriseront une meilleure appréhension du potentiel du lieu et affineront le plan d’action du projet. A moyen-terme et selon les financements disponibles, la chambre d’hôte sera construite. Sur le long terme, Monette aspire à la cohésion de ce village agro-écologique. Le Domenn pourrait-il devenir alors un véritable écosystème autosuffisant, pionnier de ce qui pourrait être réalisé à l’échelle du territoire ? L’avenir appartient à ceux qui osent rêver. La nature possède une force régénératrice, et notre rôle est d’en devenir les partenaires afin d’en accélérer le processus. Il est urgent de créer des oasis d’espoir, où de nouvelles visions prennent forme pour démontrer les possibilités de réinvention. Le Domenn Lantink pourrait bien être l’un de ces lieux.