Dragshow inaugural en Martinique : nouvelle ère d’ouverture artistique pour l’île

Lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité

Après cinq années d’absence, Soa de Muse, finaliste de l’édition 2022 de l’émission de téléréalité Drag Race France, était de passage en Martinique d’où sa famille est originaire et où elle a vécu de ses 15 à 20 ans. Artiste pluridisciplinaire, elle jongle avec aisance entre le chant, la danse, le dessin, le cabaret et la couture. De Trénelle-Citron en Martinique à Saint-Denis, son parcours est marqué par la résilience et la détermination, faisant d’elle une figure emblématique de l’expression artistique queer. Retour sur le parcours d’une battante, aussi obstinée que talentueuse, porteuse d’un message d’espoir et de changement pour une île encore trop marquée par les stigmates de l’homophobie.


La Martinique, département français en outre-mer et société afro-descendante postcoloniale, partage un héritage historique et social commun avec les autres îles de l’arc antillais, qui exerce une forte influence sur la stigmatisation des personnes LGBT+ et la perpétuation de l’homophobie. En effet, la majorité des îles indépendantes de l’arc antillais a conservé une législation d’origine coloniale hostile à l’homosexualité. Bien que les îles françaises de la région ne sanctionnent pas pénalement l’homosexualité, la désapprobation sociale reste similaire à celle observée alentour, dans la lignée d’une dialectique coloniale persistant jusqu’à nos jours.

En Martinique, de nombreux homophobes nient l’existence de l’homosexualité chez leurs ancêtres africains. Par ailleurs, la religion catholique exerce une influence significative, et son principal objet est de sanctionner la transgression de l’hétéronormativité. Beaucoup de gens ont du mal à s’extraire de ce cadre pour envisager leurs proches sous un autre angle. Dans l’environnement social des personnes queer, et notamment au sein des familles, des pratiques extrêmement violentes perdurent, telles que les thérapies de conversion comportementale (exorcisme, mariage forcé, viol correctif). La violence est aussi très présente sur les réseaux sociaux, où des guet-à-pans sont planifiés via des sites de rencontres.

La porte de sortie est souvent l’exil : de nombreuses personnes LGBT+ quittent l’île dès leur majorité pour l’Hexagone afin de vivre plus librement. Dans un environnement insulaire où l’anonymat est impossible, ceux qui restent sur le territoire peuvent être confrontés à des difficultés professionnelles si leur véritable orientation ou identité sexuelle sont connues.

Pour autant, les premiers lieux LGBT+ friendly et la première association de lutte contre l’homophobie, Kap Caraïbe, ne sont apparus que récemment en Martinique.

Sabine Chyl et Brice Armien-Boudre, Coprésidents de Kap Caraïbe, en compagnie de Soa de Muse et Vaïté Corin, avocate de l’association.
Copyright : Eloïs

Créée en amont des débats sur le mariage pour tous en 2012, Kap Caraïbe voit le jour sous l’impulsion de Céline Faure. L’association accompagne des personnes LGBT+ ainsi que leurs proches en favorisant le dialogue, tout en militant pour l’égalité des droits à travers sa participation à diverses manifestations. Coprésidée par Sabine Chyl et Brice Armien-Boudre, Kap Caraïbe vise à sensibiliser aussi bien le grand public que les institutions sur les enjeux de diversité sexuelle et de genre. En réponse aux besoins croissants, Kap Caraïbe étend son champ d’action jusqu’au milieu scolaire, où elle intervient pour prévenir les atteintes aux droits et contribuer à l’élaboration de politiques favorisant l’égalité. Par ailleurs, les statuts de l’association ont évolué afin de lui permettre de se porter partie civile dans des procès liés à l’homophobie et d’accompagner les victimes dans leurs démarches pour obtenir justice.

Le 11 avril dernier, Kap Caraïbe a organisé le tout premier drag-show de Martinique, au Patio 19 à Fort-de-France. Les billets pour assister au show de Soa de Muse se sont envolés en quelques heures seulement, témoignant d’une demande pressante pour des espaces LGBT+ friendly accueillant des performances artistiques sans barrières idéologiques, raciales ou sociales. En effet, le drag répond aux attentes : du jeu d’acteur à la danse, du chant au rire, des costumes insolites aux mises en scène audacieuses, il incarne la liberté sous toutes ses formes. Cet événement ouvre également la voie à d’autres artistes issus de la diaspora martiniquaise, qui, comme Soa de Muse, aspirent à renouer avec leur île natale après avoir affirmé leur talent ailleurs.

Soa de Muse au Patio19
Copyright : Eloïs

Soa a emménagé en Martinique en pleine adolescence, une période où se façonnait son identité sociale, de genre et sexuelle. C’est au théâtre qu’elle a trouvé son équilibre et révélé son potentiel artistique. Elle s’est imposée par ses propres moyens, entourée de sa famille. À l’époque, la Martinique n’offrait aucun espace de liberté ou de créativité pour la communauté queer : « Il y a 15 ans, je n’aurais jamais cru pouvoir faire un show en Martinique un jour! », confie Soa.

Pourtant, aujourd’hui, cette même île voit en elle bien plus qu’une artiste : elle incarne un symbole d’espoir pour la jeunesse queer en quête de confiance en elle-même et de perspectives d’avenir. Son engagement dépasse le simple divertissement. Consciente de son influence, elle transmet des valeurs de tolérance et d’amour à travers chacune de ses performances : « Il y a une forme de responsabilité vis-à-vis du public quand tu fais de la scène. Tu as un privilège parce que les gens t’écoutent, il faut donc conscientiser ce que tu dégages, les messages que tu fais passer. » déclare-t-elle avec sérieux.

Intimement liée à ses racines antillaises, Soa de Muse mêle avec brio cabaret et art martiniquais dans ses spectacles, aspirant à voir le drag évoluer sur l’île, « mais pas trop vite ! ». Selon elle, il est nécessaire que les gens s’y habituent progressivement.

La rue Garnier Pagès à Fort-de-France
Copyright : Eloïs

La soirée a été un moment fort pour l’artiste : « Quand je suis rentrée chez moi, je n’ai pas réussi à dormir. J’ai été très touchée par tout l’amour que l’on m’a transmis. Grâce à tout ça, c’est mon adolescence que je commence à soigner… ». Soa souhaite revenir en Martinique plus régulièrement pour soutenir les artistes qui débutent. Elle rêve de foyers artistiques où la diversité serait célébrée, où les LGBT+ pourraient s’épanouir sans crainte. Il est impératif que la communauté LGBT+ ayant fui la Martinique se sente suffisamment à l’aise pour revenir sur le territoire, pour donner de l’espoir à la jeunesse sur ce qu’il est possible de créer et inciter les pouvoirs publics locaux à s’impliquer davantage dans la lutte contre les discriminations et dans l’application des politiques de l’égalité. Pendant la soirée, Soa a rencontré plusieurs baby drags qui commencent à performer ci et là dans l’île. Les graines d’espoir sont déjà plantées.

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