De la banane à la diversité agricole : la Martinique en route vers l’agroécologie durable

Environnement

La Martinique est confrontée à une réalité agricole complexe dominée par la monoculture, en particulier celle de la banane et de la canne à sucre. Cette situation, héritée de l’empire colonial français, est perpétuée par des politiques agricoles européennes et nationales qui encouragent financièrement ce type de productions, notamment à travers le Programme d’Options Spécifiques à l’Éloignement et à l’Insularité (POSEI). Les conséquences environnementales et socio-économiques de ces cultures soulèvent pourtant de nombreuses questions quant à leur durabilité.

Dépendance économique aux subventions

En 2021, sur les 121,8 millions d’euros attribués par le POSEI à la Martinique, 95,4 millions ont été destinés à la filière banane, soit plus de 75% de l’enveloppe totale (Rapport annuel économique 2022 de l’IEDOM). Cette prééminence est symptomatique d’un modèle économique de comptoir, largement dépendant des subventions. En effet, confronté à la concurrence des gros producteurs en Amérique centrale et au Cameroun, le revenu des entreprises agricoles serait très négatif sans ces aides, (Rapport public annuel de la Cour des comptes 2011).

Aux côtés de la banane, la canne à sucre est une autre culture dominante sur l’île. En 2021, la filière canne-sucre-rhum a elle aussi reçu 5,4 millions d’euros du POSEI (Rapport annuel économique de l’IEDOM 2022). Aux programmes européens s’ajoutent des dispositifs nationaux de subventions spécifiques aux Outre-mer à hauteur de 126,5 millions d’euros par an entre 2015 et 2021, dont 109,9 millions d’euros par an en faveur de la filière canne-sucre-rhum (Les subventions à l’agriculture et à la pêche en Outre-Mer sur la période 2015-2022, Cour des Comptes). Découlant d’une logique compensatoire, les soutiens publics aux filières canne et banane sont stables depuis plus de dix ans en dépit d’une production en déclin.

Copyright : Camille Guigonnet

Conséquences environnementales

La monoculture a pourtant des répercussions environnementales significatives. La culture intensive de la banane et de la canne à sucre a conduit à une utilisation massive de pesticides, dont la chlordécone de 1972 à 1993 (malgré l’interdiction de son utilisation en 1990 sur le sol français), un insecticide qui a contaminé durablement les sols et les cours d’eau martiniquais. Cette pollution persistante affecte la santé publique et limite les possibilités de diversification agricole.

Impacts économiques et sociaux

En outre, la concentration des subventions sur ces deux cultures limite les opportunités pour les petits cultivateurs et ceux qui pratiquent la polyculture et l’agroécologie. Environ 25% des agriculteurs martiniquais bénéficient des aides du POSEI, laissant les autres, souvent engagés dans des cultures vivrières, sans soutien financier significatif. La forte dépendance à la monoculture d’exportation a un impact direct sur la souveraineté alimentaire de la Martinique. Une grande partie des terres agricoles étant dédiée à des cultures destinées à l’exportation, la production de denrées alimentaires pour la consommation locale est réduite. En conséquence, l’île importe une proportion considérable de sa nourriture, augmentant sa vulnérabilité aux fluctuations des marchés internationaux et aux interruptions des chaînes d’approvisionnement.

Petit Cocotier et grandes perspectives

Face à ces défis, des initiatives émergent pour promouvoir la diversification. L’agroécologie martiniquaise, alliant traditions ancestrales et pratiques modernes, vise à créer un système agricole durable et respectueux de l’environnement. Ce modèle, inspiré des savoirs des Amérindiens et des esclaves marrons, trouve ses racines dans l’ichali, ancêtre du jardin créole, et se développe aujourd’hui dans des agro-fermes comme Petit Cocotier.

Andre-Judes Cadasse, entrepreneur engagé et militant dans le développement de son île
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Sébastien et André-Judes, deux frères issus de la famille Cadasse, perpétuent un savoir-faire transmis depuis quatre générations. Des méthodes ancestrales, telles que le vieillissement de la vanille à l’aide de coffrets en bois-angélique, leur ont été transmis par leur famille, amis, voisins ou simples sympathisants de leur projet. Ce savoir, préservé et évolué à travers les siècles, illustre la rencontre des cultures de quatre continents sur le sol martiniquais.

Ce domaine familial est un exemple emblématique d’agroécologie en action. Lauréat de l’Outre-mer Innovation Collaborative sous l’égide d’Annick Girardin en 2020, Petit Cocotier montre comment la diversification des cultures peut contrer la monoculture et contribuer à une alimentation saine. Située à Morne-Rouge, sur des terres volcaniques riches en minéraux, le domaine couvre 22 hectares et produit des cultures variées : des cocos issues d’une cocoteraie vieille de plus de 120 ans, une vanille « terroir », des agrumes, fruits et œufs de poules élevées en plein air… Un cheptel, est utilisé pour le désherbage, afin de réduire davantage encore la dépendance aux herbicides et à l’essence. « Sans intrant chimique, la vie s’exprime, » affirme André-Judes.

La vanille « terroir » du domaine.
Copyright : Camille Guigonnet

Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO pour ses parcelles refuges de biodiversité, Petit Cocotier incarne avant tout une vision écologique forte. Avec simplicité, André-Judes nous montre ses terres et partage : « Aujourd’hui, notre agro-ferme a fait le choix des circuits courts et livrent cantines, restaurateurs, quelques particuliers et autres acteurs locaux. Nous œuvrons pour que les consommateurs aient un accès direct aux produits cultivés sur leur île. Notre objectif est celui de l’agroécologie en Martinique de façon générale :  contribuer à atteindre la souveraineté alimentaire de l’île. » Et c’est bien engagé ! Petit Cocotier a ainsi prouvé qu’il est possible de nourrir 400 personnes avec un hectare en agroécologie. Avec 40 fermes similaires, la Martinique pourrait atteindre l’autosuffisance alimentaire pour sa population et rejeter la logique d’importation de produits pourtant disponibles localement.


Le futur devra être vertueux

Des propositions visent à reformer le POSEI, en augmentant les aides pour une agriculture vivrière, respectueuse de l’environnement, et en territorialisant son pilotage pour une gestion plus adaptée aux besoins locaux. La réappropriation des terres est également cruciale. Actuellement, 15% des planteurs sont des békés,ou descendants des premiers colons, qui détiennent 80% des plantations, (Reportage « Décolonisons l’écologie », 2022). Redistribuer ces terres ou en faciliter l’accès pour l’agriculture vivrière est essentiel pour atteindre une véritable souveraineté alimentaire et justice sociale en Martinique.

Sébastien Cadasse, Co-fondateur de Petit Cocotier

L’approche agricole dominante en Martinique doit être renversée, en passant d’une logique d’exploitation à des modes de production respectueux de la nature. Les agriculteurs ont le potentiel de réparer le monde, encore faut-il leur en donner les moyens. Une nouvelle trajectoire commune doit être mise en place afin d’engager une transition alimentaire durable sur l’île. Cette vision devra intégrée la santé, l’environnement et l’économie, en soutenant en priorité les producteurs vivriers. L’ère de l’individualisme du marché doit céder la place à un effort collectif en faveur d’une agriculture plus harmonieuse et inclusive, où la prise de décision en matière alimentaire redevient locale, en privilégiant les circuits courts et les produits culturellement appropriés, et responsable, en soutenant les producteurs qui défendent une agriculture familiale et éthique.

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