« L’îlien est dépossédé de son passé, amputé de son histoire : il est plongé indissolublement dans une quête identitaire réparatrice de son vide d’histoire ». Comme l’écrit Dominique Monotuka dans son étude Ne m’appelez pas créole (2006), la créolité en tant que culture substitutive a exacerbé ce paradoxe d’un passé refoulé. Face à cette quête de réappropriation et d’émancipation, le mouvement Rastafari a émergé comme une réponse puissante, incarnant un Homme Caraïbe libre.
L’abolition de l’esclavage n’a pas marqué la fin du colonialisme ni amélioré substantiellement les conditions de vie des populations caribéennes. L’exploitation et la domination ont simplement revêtu de nouvelles formes. Ces évolutions ont modifié les dynamiques de lutte pour les droits et la liberté, mettant en lumière les revendications pour l’auto-identification, l’amélioration économique et la détermination politique.
C’est dans ce contexte que le mouvement Rastafari, et plus tard le reggae, sont nés, servant de porte-voix aux révoltes et aux aspirations des populations de la Caraïbe.
La naissance du mouvement Rastafari
Le mouvement Rastafari, né au début du 20ème siècle, trouve ses racines dans les idées de deux figures emblématiques jamaïcaines. Leonard Percival Howell, considéré comme l’un de ses fondateurs, a parcouru le monde et s’est imprégné de diverses théories de l’époque. Tirant ses idées du marxisme, des doctrines de Gandhi, d’une interprétation africanocentrée de la Bible et des enseignements de Marcus Garvey, il persuada un certain nombre de jamaïcains de ses prêches à son retour sur l’île en 1932. Il créa alors une communauté autonome Rastafari en 1940, le Pinnacle. Le Pinnacle accueillit des milliers de descendants d’esclaves africains et donna naissance au mouvement Rasta, (Le premier Rasta, Helen Lee).
Marcus Garvey, le second jamaïcain ayant inspiré le mouvement, a marqué l’histoire en tant que leader de la lutte pour les droits des Afro-descendants aux Etats-Unis. Emigré en Amérique, il fonda l’association United Negro Improvement Association (UNIA), pour l’amélioration des conditions de vie des Noirs. En 1919, il créa également la Black Star Line, une compagnie maritime destinée à promouvoir le rapatriement des Afro-descendants vers l’Afrique, notamment au Libéria. Garvey prônait un retour aux racines africaines et a popularisé au début des années 1920 un discours du révérend James Morris Webb qui deviendra prophétie pour les Rastafaris : « Regardez vers l’Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance. » (Le premier Rasta, Helen Lee).
En 1930, Haïlé Sélassié Ier est couronné Roi des Rois en Ethiopie, un événement marquant pour les premiers adeptes du mouvement Rastafari qui voient en lui un messie et un symbole de libération. Ce couronnement donna un élan spirituel au mouvement, qui commença à se structurer autour de la figure de Sélassié. En 1954, après la destruction du Pinnacle par les autorités coloniales Britanniques et l’urbanisation croissante des années 1960 et 1970, les Rastafaris sont contraints de migrer vers les ghettos urbains, dont le fameux Trenchtown. C’est dans ce quartier emblématique que le Mouvement, initialement rural, s’ancre profondément dans la culture jamaïcaine urbaine, trouvant un puissant vecteur d’expression à travers la musique reggae, qui devient le porte-voix de ses messages spirituels et sociaux, (Voir Trench Town et mourir, Helen Lee).
Le mouvement Rastafari, mouvement social, culturel et spirituel véhiculé par le reggae
A partir des années 1960, de nombreux musiciens jamaïcains, notamment ceux de reggae, se convertirent au Rastafarisme. Porteur de valeurs communes avec la culture Rasta telles que la paix, l’amour universel et la paix intérieure, le reggae devint un moyen d’expression privilégié pour ces artistes souvent issus de milieux défavorisés ou marginalisés. Le mouvement Rastafari leur offrit non seulement une raison d’être, mais aussi une source d’inspiration et de compréhension du monde qui permit notamment aux Jamaïcains de se détacher de l’héritage colonial encore très présent à cette époque. Le Rastafarisme et le reggae devinrent alors indissociables, donnant naissance à un puissant outil de résistance culturelle et d’affirmation identitaire.

Le reggae, issu des genres musicaux du ska et du rocksteady, a émergé à la fin des années 1960, au cœur des violences postindépendances qui régissaient le quotidien des ghettos de Kingston. Le reggae, avec son rythme lent, à contretemps, décale légèrement la parole des percussions, permettant de mieux en saisir le sens. Ce genre musical se distingue par des textes revendicatifs et universels, qui portent un message d’amour au-delà des classes sociales et des religions. Le Rastafarisme et le reggae ont ainsi été parmi les premiers mouvements décoloniaux contemporains.
Il est à noter cependant que la majorité des producteurs de l’époque, issue de la bourgeoisie jamaïcaine, refusaient de signer les artistes aux paroles engagées dont le sens allait à l’encontre de leurs intérêts. Ces musiciens s’exprimaient alors directement dans la rue et dans les rassemblements Rastas appelés Groundations. Au cours de ces rassemblements, de nombreux musiciens se firent connaître ou se rencontrèrent pour collaborer ensuite ensemble. A la fin des années 60, de premiers studios acceptèrent de signer les artistes aux paroles révolutionnaires. Ce fut alors l’explosion d’un reggae largement imprégné de culture Rasta en Europe dans un premier temps, puis dans la Caraïbe.
L’arrivée du reggae en Martinique
Dans les années 80, alors que le reggae se diffusait à travers le monde grâce à des figures emblématiques comme Bob Marley, Peter Tosh et Jimmy Cliff, la Martinique a elle aussi été sensible aux vibrations du reggae jamaïcain et a commencé à enrichir ses musiques locales d’une nouvelle dimension. L’arrivée du reggae en Martinique a trouvé un écho profond chez une jeunesse en quête d’identité et de changement social. Par ailleurs, les paroles engagées des chansons reggae ont été le vecteur de messages de lutte contre l’injustice, d’appel à l’unité et à la liberté. Le reggae fournissait des clés pour s’évader d’un système considéré comme néocolonial et ravivait un ensemble de valeurs aligné à la culture afro-descendante.
Comme en Jamaïque, le reggae martiniquais de l’époque abordait dans ses textes un éventail de thèmes socio-politiques, religieux et identitaires: le passé de l’esclavage, l’Afrique, l’oppression, la pauvreté, la violence, la vie politique, le capitalisme, la guerre, mais aussi le religieux et la prière. Son impact sur la culture martiniquaise ne s’est pas limité à la sphère musicale. Il a également influencé la mode, l’art visuel et même le langage parlé, introduisant de nouveaux termes et expressions dans le lexique local. Le créole entremêlé des expressions populaires en anglais des textes de reggae jamaïcains a répondu au besoin d’évasion.
King-Kalabash, un activiste de la scène reggae martiniquaise depuis 1990, se souvient : « C’est avec l’arrivée de premiers vinyles sur l’île, notamment Rastaman Vibration de Marley, que j’ai découvert le reggae. Nous demandions à des jamaïcains qui faisaient des aller-retours entre Londres et la Caraïbe, ou qui allaient en Jamaïque, de nous en ramener de nouveaux. » Dans les années 80, seuls quelques magasins en France hexagonale vendaient alors des vinyles de reggae.

Plusieurs groupes martiniquais tels que Marfatta créé par Kali, 6th continent, Acayouman, Soley, Difé, Zion Train Imperial ou encore Pawol, ont été les premiers à jouer du reggae sur l’île, notamment des mix inédits entre reggae et musiques traditionnelles. Par ailleurs, de nombreux antillais, devenus Rastas en Angleterre ou en France après avoir été en contact avec la diaspora jamaïcaine, ont joué un rôle déterminant dans la diffusion de cette culture. A leur retour en Martinique, ils ont apporté avec eux de la littérature et des disques, contribuant à répandre largement le reggae et le mouvement Rastafari sur l’île. L’île anglophone de la Dominique a, elle aussi, été moteur dans cette expansion. Des groupes dominiquais, tels que Gramacks, ont interprété le reggae et se produisaient régulièrement en Martinique à partir de 1974.
Finalement, ce sont les rockers – des regroupements privés où se tenaient des concerts reggae dans les années 80 en Martinique – qui ont installé de façon plus régulière le reggae sur la scène culturelle martiniquaise.

Des rockers aux soundsystems…
Dans sa thèse « Une socio-anthropologie du mouvement Rastafari de Martinique », (Ecole des Hautes-Etudes en Sciences Sociales, 2013), Ras Kenjah examine le rôle joué par les rockers dans la structuration du mouvement Rasta en Martinique. Il commence par observer le phénomène de développement de la résidentialité en Martinique dans la deuxième moitié du 19ème siècle et note que la disparition progressive du mode de production basé sur la plantation sur l’île a conduit à une intégration croissante de la société insulaire dans un modèle désormais orienté vers l’urbanisation. Cependant, le phénomène est moins marqué parmi les Rastas. Ras Kenjah observe qu’il n’y a pas de fixité résidentielle au sein des communautés Rastafari, mais plutôt une mobilité très complémentaire entre la ville et les attaches rurales familiales. Ainsi, tous se retrouvent lors d’événements musicaux d’abord ponctuels, puis hebdomadaires, peu importe leur origine.
Les rockers émergent ainsi au début des années 80, dans un contexte de repli individualiste au détriment d’un mode de vie convivial. Ras Kenjah identifie les rockers comme une opportunité pour les jeunes des quartiers défavorisés de disposer d’un espace non-ségrégué, dans une nouvelle configuration de la danse, déconnectée de la notion de couple. Il écrit : « Affranchis des contraintes d’exclusion sociale et des interdits tels que la consommation de marijuana et la diffusion du reggae (exclue des ondes et des programmations culturelles institutionnelles), ainsi que du contrôle de l’espace urbain grâce à l’aménagement de zones résiduelles dans les quartiers périphériques, les rockers deviennent un moment clé de l’agenda social du mouvement Rastafari pour les jeunes du territoire. » Ils jouent un rôle important dans la structuration interne du mouvement martiniquais et contribuent à faire du reggae une contre-culture majeure de l’époque.
Il existait des lieux bien définis sur l’île pour organiser des rockers, d’abord au cœur de Fort-de-France, en ville, puis de plus en plus souvent à la campagne. L’objectif était de revenir à la nature et de s’éloigner le plus possible d’un système corrompu et oppressif dénoncé par les Rastas – babylone. Ras Kenjah se souvient : « Le premier rocker régulier avait lieu chez Ras Roch dans le quartier de Sainte-Thérèse à Fort-de-France. C’était au début des années 80, nous nous retrouvions le samedi soir en plein air, avec une équipe en charge de la musique et une autre des fourneaux. » Le sélèkta, responsable des choix musicaux, se tenait aux platines, tandis que le maître de cérémonie (MC) présentait et commentait les morceaux. Différents DJs s’enchaînaient au fil de la soirée et interprétaient des textes originaux ou improvisaient sur des instrumentales (les riddims) enregistrées à cet effet. Plus tard dans la soirée, les débutants avaient l’occasion de se produire lors des « open-mic sessions ».
Très vite, le reggae est perçu par les politiques de l’époque comme une arme de propagande. Associé à la consommation de marijuana, ce genre musical est alors stigmatisé, condamné et rejeté, sans tenir compte des revendications qu’il véhicule. La diffusion du reggae était proscrite sur les stations de radio institutionnelle. Les fans de reggae traquaient donc les émissions en provenance des îles voisines. Cela jusqu’à l’émergence de radio-libres en Martinique telles que Konn Lanbi et RBR, qui ont joué elles aussi un rôle essentiel dans la diffusion du reggae sur le territoire, en familiarisant les auditeurs aux messages profonds et engageants du genre.
Ras Kenjah rappelle : « L’engouement populaire pour le reggae a entraîné une sécularisation plus laïque de l’espace des rockers, débarrassé progressivement de ses contraintes éthiques et spirituelles. » Au même temps, l’idéal militant céda la place à un réalisme pragmatique : pour faire perdurer les soirées, il devenait nécessaire de générer des revenus, notamment via la vente d’alcool. Le reggae en Martinique n’était désormais plus un domaine exclusif aux Rastafaris. Azania, la MC du collectif contemporain martiniquais Full Vibes, a évolué dans le milieu reggae des années 90 : « Les sound systems, la version digitale plus moderne des rockers, étaient organisés un peu partout sur l’île. Il y avait toujours un feu allumé pour représenter la présence de l’esprit sain. C’était toute une vibration positive où chacun avait sa place. »
Aujourd’hui, malgré les défis et les changements dans l’industrie musicale et notamment en Martinique où le shatta et le dancehall ont émergé comme les styles musicaux les plus répandus, de nombreux artistes et collectifs contemporains de reggae tels que King Kalabash, Full Vibes, Fefe Typical, Luch’ko, Sista Ariel, Sael ou encore Plein Pyroman, demeurent de fervents défenseurs de la scène reggae martiniquaise. Leur dévouement à la musique et à sa culture est un témoignage vivant de la puissance transformative de l’art et de la résilience face à l’adversité.

En somme, l’émergence du reggae en Martinique représente bien plus qu’une simple importation musicale : elle incarne une transformation culturelle et sociale profonde. De ses débuts influencés par les pionniers jamaïcains Leonard Percival Howell et Marcus Garvey à son enracinement dans les ghettos urbains de Kingston, le reggae a trouvé en Martinique un terreau fertile pour s’épanouir. Les rockers des années 80 ont joué un rôle crucial dans l’intégration du reggae dans la culture martiniquaise, qui fut l’expression individuelle et collective d’un peuple en quête de liberté et de justice. Bien que le mouvement Rastafari et, par extension, le reggae aient été marginalisés et manqué de reconnaissance sur l’île dans les années 80, ils ont néanmoins contribué de manière significative à l’éveil de la conscience sociale et à l’affirmation d’une mémoire identitaire unificatrice pour le peuple martiniquais. Aujourd’hui, le reggae demeure un puissant vecteur de dialogue, défiant la suprématie et le racisme, et continue d’inspirer et de mobiliser face aux défis contemporains.
Anpil anchay anlo bénédiksyon
Bonjour Camille.
Merci pour ce travail qui relate en partie l’histoire du mouvement Rastafari et la musique reggae en Martinique.
Néanmoins elle n’est pas complète . Nous vous proposons en tant qu’acteurs ayant longuement contribué à l’émergence du reggae en Martinique de vous proposer des informations fiables pour compléter votre reportage. Nous avons également aussi apporté une grande attention sur notre approche concernant la compréhension du mouvement Rastafari en Martinique.
Nous souhaitons vous rencontrer pour partager avec vous les nouvelles orientations du mouvement et son rôle dans la construction du pays Martinique de nos jours .
Merci pour votre attention.
Nous restons à votre disposition .
Bien cordialement.