De la forêt à la pharmacie : les plantes médicinales, l’or vert de la Martinique

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L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) affirme qu’environ 80 % de la population mondiale est dépourvue d’accès à la médecine conventionnelle (biomédecine) en raison de sa cherté, et préconise de s’appuyer sur les médecines traditionnelles pour se soigner. Par ailleurs, près de 25 % des médicaments modernes sont actuellement issus, directement ou indirectement, de plantes médicinales. Cette proportion atteint 60 % dans les classes thérapeutiques telles que les anticancéreux et les anti-infectieux. À l’échelle mondiale, plus de 28 000 espèces végétales sont reconnues pour leurs propriétés médicinales, mais seulement 3 000 ont fait l’objet d’une étude scientifique approfondie, (DEAL de la Martinique).

Classée parmi les 34 points chauds de biodiversité mondiale, la Martinique est le reflet d’une richesse naturelle d’exception. L’île abrite plus de 3 500 espèces végétales, dont une cinquantaine d’endémiques strictes. Sa biodiversité est mobilisée à des fins thérapeutiques depuis des siècles, tant par les premiers habitants de l’île que par les Martiniquais d’aujourd’hui.

La pharmacopée martiniquaise, un répertoire officiel des plantes considérées comme possédant des propriétés médicinales, est ainsi une composante essentielle de l’identité culturelle de l’île. Ce système thérapeutique favorise une réappropriation du patrimoine culturel et naturel et joue un rôle crucial pour les habitants.

Cependant, cette richesse est menacée en l’absence d’un cadre légal adapté pour la protéger.

Dès -500 avant Jésus-Christ, les Antilles étaient peuplées par des communautés issues du groupe linguistique Arawak. Ces populations se sont implantées durablement et ont développé un mode de vie adapté aux spécificités des îles. « Lorsqu’ils s’installèrent en Martinique, ils apportèrent avec eux des graines et des boutures des plantes qu’ils cultivaient », rapporte Thierry L’Etang, anthropologue et Directeur de l’écomusée de Rivière Pilote, « ces végétaux, issus de leur environnement amazonien, leur servaient aussi bien de source d’alimentation que de remèdes, auxquels ils attribuaient parfois des propriétés magiques ou curatives. »

Un siècle avant l’arrivée de Christophe Colomb dans la région, les Petites Antilles virent l’arrivée d’un nouveau groupe culturel et linguistique : les Caraïbe. Ces derniers instaurèrent progressivement une nouvelle organisation socio-politique dans les Petites Antilles. Peuple de guerriers, les Caraïbe ne réussirent cependant pas à imposer leur langue, probablement en raison de leur faible effectif.

Bien que Christophe Colomb ait inventorié la Martinique en 1502 lors de son quatrième voyage vers l’Amérique, l’île ne fut colonisée qu’en 1635 par Pierre Belain d’Esnambuc, au nom de la couronne de France et de la Compagnie des Îles d’Amérique. « Cette colonisation tardive s’explique par la résistance farouche des Caraïbe, qui empêchèrent les conquistadors espagnols de s’emparer des Petites Antilles. », explique Thierry L’Etang, « Contrairement aux Espagnols, les Français établirent initialement une alliance avec les Caraïbe. Ces derniers leur accordèrent un espace temporaire sur la côte Caraïbe pour s’établir et leur transmirent leur savoir afin de les aider à s’adapter aux conditions locales. » Les deux communautés cohabitèrent bon gré malgré sur l’île jusqu’en 1658.

Finalement, les Français trahirent leur alliance en s’établissant définitivement sur l’île et en introduisant la culture du tabac, amorçant ainsi une transformation durable de la Martinique. En effet, c’est durant les premières décennies de la colonisation que les introductions de plantes cultivées furent les plus nombreuses et les plus variées. Du XVIIe au début du XVIIIe siècle, les marins introduisirent d’autres espèces végétales venues d’Europe, d’Amérique, d’Afrique et d’Inde, avec pour objectif principal de répondre aux demandes issues du marché européen, en cultivant les produits les plus lucratifs pour l’exportation. Des plantes supplémentaires furent introduites sur les habitations pour permettre aux colons de nourrir leurs esclaves et animaux à faible coût, (Carine Vaudreuil, À propos de deux registres nécessaires au bon usage des plantes médicinales de Martinique : la Pharmacopée végétale martiniquaise et un vadémécum de phytothérapie, 2012).

Les navires négriers contribuèrent également à l’introduction de nouvelles plantes. Des graines d’origine africaine, dispersées lors des trajets ou plantées volontairement, prirent aussi racine, (Carine Vaudreuil, 2012).

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, des travailleurs Tamouls du sud de l’Inde, recrutés pour travailler dans les plantations en tant qu’engagés, apportèrent également des plantes et épices de leur région, (Carine Vaudreuil, 2012).

Le peuplement de la Martinique s’est ainsi construit au fil des siècles grâce au mélange de différents groupes ethniques ayant cohabité sur l’île : Caraïbe, Africains, Européens, Indiens et Chinois. Les connaissances de ces peuples se sont progressivement enrichies et entrecroisées, donnant naissance à un système médical unique : la médecine traditionnelle martiniquaise.

À l’époque coloniale, la médecine européenne se montrait souvent inefficace face aux pathologies inconnues telles que l’épian, le lota, la fièvre jaune ou le paludisme. Une créolisation naturelle de la médecine européenne s’est alors opérée au fil du temps. Comme toute colonisation, l’installation française s’accompagna d’un processus d’indigénisation, au cours duquel les nouveaux arrivants intégrèrent certains aspects des pratiques locales pour mieux s’implanter. Parmi les pratiques les plus notables figurait l’utilisation de plantes médicinales et d’ingrédients naturels tels que la poudre de jaspe ou d’obsidienne pour accélérer les cicatrisations, ou encore la graisse d’animaux comme le serpent, l’iguane, le lamantin, le tatou, la tortue caret ou certains poissons pour apaiser les rhumatismes (Carine Vaudreuil, 2012).

Au début de la période esclavagiste, de nombreux esclaves en fuite, appelés neg’marrons, recoururent aux plantes médicinales issues de la pharmacopée Caraïbe. Ils établirent rapidement des correspondances entre les plantes qu’ils connaissaient en Afrique et des espèces similaires présentes en Martinique.

Les influences africaines contribuèrent à l’apparition d’une dimension spirituelle au système médical antillais traditionnel. Les quimboiseurs (sorte de guérisseurs ou sorciers) avançaient l’origine surnaturelle de certaines maladies. Ces thérapeutes, très respectés parmi les afro-descendants, conservaient une aura de mystère autour de leurs pratiques.

Au sortir de l’esclavage, le médecin moderne restait un personnage rare en Martinique, souvent inaccessible financièrement. De plus, la médecine occidentale peinait à s’imposer auprès des Martiniquais, qui lui préféraient une médecine traditionnelle plus holistique qui considérait non seulement le corps, mais aussi l’esprit et les liens sociaux dans le processus de guérison.

Au début de la départementalisation en 1946, les Martiniquais continuèrent à recourir à la phytothérapie qui avait fourni l’essentiel des ressources disponibles pour se soigner en Martinique pendant plus 300 ans. Les guérisseurs prescrivaient encore des préparations à leurs clients, qui allaient les faire préparer par des apothicaires créoles en pharmacie.

Au même temps, une forte migration des campagnes vers les villes s’opérait, le plus souvent pour des motifs économiques. La société changea alors progressivement et l’influence de la métropole se fit de plus en plus forte. Un nouveau mode de vie émergea et la médecine moderne s’imposa dans les milieux urbains.

Pourtant, certaines plantes tels que le roucou, la cannelle ou les feuilles de papaye, autrefois centrales dans les pratiques médicinales, restèrent profondément ancrées dans les habitudes alimentaires et les remèdes quotidiens des Martiniquais, témoignant de la résilience et de l’héritage de la médecine traditionnelle martiniquaise. Emmanuel Nossin, pharmacien et ethnopharmacologue Martiniquais, identifie deux systèmes complémentaires, pourtant largement déconnectés. Il affirme ainsi : « Plusieurs facteurs expliquent ce manque de dialogue, tels que le peu de reconnaissance accordé aux savoirs non institutionnels, la méfiance des professionnels de la médecine conventionnelle envers les approches traditionnelles, ainsi que les modes de transmission souvent informels et empreints de mysticisme chez les guérisseurs traditionnels. »

C’est dans cette optique de reconnecter les deux médecines que le réseau interdisciplinaire Traitement médical basé sur les plantes médicinales (TRAMIL) naquit en 1982. Ce programme, constitué de chercheurs caribéens, se pencha sur l’opportunité de revaloriser les médecines et pharmacopées traditionnelles, en vue d’en incorporer les éléments validés scientifiquement dans le système de santé primaire des populations caribéennes. Des enquêtes furent menées sur les 40 millions d’habitants du bassin caribéen et de la côte caribéenne de l’Amérique centrale. Les données scientifiques recueillies furent centralisées et permirent la publication de la première édition de la pharmacopée végétale caribéenne en 1999, ouvrage clé dans l’élaboration de programmes d’éducation en santé communautaire. Ainsi, près d’une dizaine de pays caribéens réussirent à faire revivre de façon officielle, une médecine traditionnelle longtemps restée sous-jacente.

L’implantation brutale de la médecine européenne dans les années 50 contribua à marginaliser les pratiques traditionnelles, qui continuèrent néanmoins d’exister officieusement. Cependant, dans un contexte de retour croissant au naturel, renforcé par la raréfaction des ressources énergétiques non renouvelables et la hausse des coûts des soins de santé, ces savoirs ancestraux suscitent un regain d’intérêt marqué.

Tisanes à base de plantes au marché de Tivoli, Fort-de-France
Copyright: Camille Guigonnet

En 2009, la Loi pour le Développement Economique des Outre-Mer marque une avancée significative en reconnaissant officiellement la pharmacopée des Outre-mer. Ces plantes, dotées de multiples vertus, offrent des traitements à la fois efficaces et économiques en comparaison aux médicaments de la Big Pharma. Elles constituent également une opportunité de traitement adaptée aux maladies spécifiques des Outre-mer, souvent mal prises en charge par les thérapeutiques conventionnelles. Cette législation a conduit, quelques années plus tard, à l’inscription d’espèces végétales issues des Outre-mer dans la pharmacopée française, permettant ainsi aux professionnels de santé de les prescrire légalement.

Parmi ces plantes figurent le Chadwon béni (herbe à fer) connu pour ses vertus anti-inflammatoires et antibiotiques, le Pompon soldat (ponpon) pour apaiser les symptômes de la grippe, ou encore le Fléri-nwèl (Fleuri-Noël) aux propriétés relaxantes. En tout, 75 espèces d’Outre-mer sont désormais reconnues par la pharmacopée française, parmi les « historiques » déjà présentes dans la liste depuis les débuts de la colonisation. Cette avancée offre de nouvelles perspectives économiques, industrielles et commerciales à l’échelle nationale et européenne, tout en validant l’usage médicinal traditionnel de ces plantes et leur intégration dans des médicaments.

Cependant, cette reconnaissance s’accompagne de défis. Emmanuel Nossin explique : « Il est impératif d’adopter une certaine forme de protectionnisme. Bien que l’intégration de ces plantes médicinales à la pharmacopée française ait permis leur reconnaissance nationale, cela a restreint leur usage libre sur l’île. Elles sont devenues le monopole des pharmaciens. » Il alerte également sur les risques de bio-piraterie : « Le brevetage des usages des plantes martiniquaises par des chercheurs étrangers est une vraie menace. La Martinique doit se positionner comme un acteur clé dans ce domaine pour protéger ses connaissances ancestrales. » Un premier effort de reconnaissance du savoir ancestral martiniquais a été réalisé par Emmanuel Nossin en 2021 avec la rédaction de la pharmacopée martiniquaise.

Aujourd’hui, il est essentiel de développer localement la filière de production et de transformation des plantes médicinales. Des initiatives comme celle de l’Herboristerie Créole, créée par Séverine et Rémi Asensio-Josephine, illustrent cette dynamique. Basée au Gros-Morne, cette micro-filière cultive des plantes comme l’Atoumo, la Brisée et le Gros-thym, puis les transforme en produits tels que des infusions, tisanes, compléments alimentaires et sirops, distribués en pharmacies localement et dans l’hexagone. Séverine Asensio-Josephine pointe cependant les contraintes réglementaires européennes : « La réglementation limite l’utilisation à une quarantaine de plantes martiniquaises reconnues par la pharmacopée française. À cela s’ajoute le manque de soutien financier, les aides comme le Programme d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI) n’étant pas accessibles à notre taille de production. » Pour surmonter ces freins au développement, l’établissement de collaborations avec d’autres régions ultramarines ou des pays partageant des défis similaires devront être envisagés.

Sylvère, herboriste martiniquais sur le marché de Tivoli, Fort-de-France
Copyright: Camille Guigonnet

Parallèlement, des projets ambitieux émergent à l’échelle institutionnelle. En 2023, la Collectivité Territoriale de Martinique a amorcé une initiative visant à produire localement des médicaments à base d’extraits de plantes endémiques. Le Centre Territorial d’Exploration de la Biodiversité de Martinique (CTEBiom) se consacre à la recherche sur la biodiversité (animale, végétale et marine) de l’île. Son objectif est de développer localement une micro-filière agro-médicinale qui intégrera toutes les étapes : de la formulation à la mise sur le marché des phytomédicaments. Le Centre exploitera les 3 200 espèces végétales considérées comme ayant un potentiel thérapeutique en Martinique. En parallèle, une réflexion devra être menée quant au rôle que la Martinique peut jouer dans les réseaux internationaux de recherche en biodiversité déjà en activité.

Ainsi, la valorisation de la pharmacopée traditionnelle martiniquaise dépasse désormais le cadre culturel pour devenir un enjeu économique, scientifique et identitaire majeur.

La Martinique bénéficie d’une flore exceptionnellement riche et variée. Depuis des siècles, ses plantes médicinales ont été utilisées de manière empirique, leurs propriétés étant souvent confirmées par les recherches scientifiques modernes. La pharmacopée traditionnelle permet aux Caribéens de se soigner à moindre coût et en harmonie avec leurs traditions culturelles. Pourtant, une grande partie des espèces utilisées par la population demeure encore méconnue ou non étudiée par la communauté scientifique. Dans un contexte où l’intérêt pour les plantes médicinales connaît un essor considérable, il devient crucial de préserver et de structurer ce savoir ancestral. Cela passe par le développement d’une autonomie scientifique sur les plantes traditionnelles et par la mise en place d’une industrie locale dédiée à la production de phytomédicaments.

Par ailleurs, l’OMS recommande aux gouvernements d’élaborer des politiques publiques visant à créer un nouveau système dit de médecine intégrative, consistant à combiner les traitements de la médecine conventionnelle à ceux de la médecine traditionnelle pour lesquelles il existe des données scientifiques qui attestent de leur efficacité et de leur innocuité.

Malgré les avancées, beaucoup reste à accomplir. Le territoire martiniquais doit impérativement adopter une politique de soutien en faveur des petits producteurs déjà engagés dans l’exploitation de l’ethno-pharmacopée. Parallèlement, la poursuite de la bio-prospection est essentielle pour explorer pleinement le potentiel des plantes martiniquaises et identifier de nouveaux axes de développement économique et thérapeutique.

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2 Comments On « De la forêt à la pharmacie : les plantes médicinales, l’or vert de la Martinique »

  1. Lonè rèspé fòk nou tjenbé sa èk dévlopéy sa potalan anpil anchay anlo sa sé bénédiksyon ki la ayibobo AMEN

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