Depuis plus de quinze ans, le solde migratoire de la Martinique, soit la différence entre le nombre de départs et d’arrivées, est déficitaire (-4900 habitants en 2020, source : INSEE). Avec une population de plus en plus vieillissante, des jeunes qui quittent l’île en nombre chaque année et une dynamique économique atone, la Martinique va mal.
Entre 2010 et 2020, la part des 15-49 ans est passée de 46 % à 37 % sur l’île. Ce déficit de jeunes fragilise non seulement la structure démographique du territoire, mais également le renouvellement des générations. Il y a urgence, donc. Urgence à rendre le tissu économique martiniquais attractif afin de permettre de nouveaux flux d’immigration et de faciliter le retour des jeunes martiniquais chez eux. Retour sur les causes fondamentales de l’émigration martiniquaise et sur les conditions de retour de ceux qui franchissent le pas.
« L’avenir est ailleurs »
L’émigration n’est pas toujours subie, elle est parfois choisie. En Martinique, l’imaginaire postcolonial continue à influencer l’émigration : partir c’est réussir. Beaucoup de familles préconisent aux jeunes de quitter l’île en arguant qu’ici, il n’y a rien pour eux.
L’émigration des départements d’Outremer a été organisée par l’État dès le début des années 50 à travers un organisme public, le BUMIDOM. La politique migratoire mise en place à l’époque est présentée officiellement comme une solution à certaines problématiques d’Outremer, telles que l’accroissement démographique et le chômage. Les départs de 8 000 personnes étaient planifiés chaque année, sans retour prévu dans leur région d’origine. Cette organisation de l’émigration aura un impact psychologique transgénérationnel très fort, dont les effets se font encore sentir actuellement.
Aujourd’hui, certains jeunes quittent l’île pour les études, d’autres partent pour chercher du travail. Le taux de chômage est important sur le territoire (11 % de la population de 15 à 64 ans en 2020, source : INSEE) et souvent les postes et rémunérations proposés sont en deçà des attentes de jeunes très formés. Pour d’autres, le départ est motivé par l’absence de certaines filières d’enseignement à l’Université des Antilles. L’émigration est encouragée à travers différentes aides, telles que le Passeport Mobilité Études par l’agence de l’Outremer pour la mobilité (LADOM), avec l’achat d’un billet d’avion pour les boursiers, ainsi que des réductions sur les billets pour les non-boursiers ou des bourses régionales, des prêts d’honneur départementaux et des primes d’installation.
Cependant, avec la pandémie de la COVID-19 et le mouvement d’exode urbain que cela a entraîné, les prises de conscience ont été fortes de part et d’autre chez les Martiniquais. Et si le retour au péyi était positif lui aussi ? Si l’on en fait le choix, quel accueil reçoit-on à son arrivée dans l’île et quels sont les organismes facilitant la réinstallation ?

Les conditions du retour
Certaines initiatives d’appui aux jeunes martiniquais ont été créées localement : trophée Lumina, la bourse Paille… Malgré cette prise de conscience grandissante du dépeuplement de l’île, rien de plus concret n’est mis en place à date pour faire revenir les meilleurs éléments ou les encourage à rester.
Rébecca Assouline-Béra, fonctionnaire-stagiaire de l’École Nationale d’Administration et originaire de la Martinique, a mis en avant dans son mémoire « Peur du rien » et « rêves d’ailleurs » : le non-retour des jeunes Martiniquais diplômés, plusieurs facteurs clés qui selon elle empêchent le retour. Le plus souvent ce sont des craintes économiques avec la peur du déclassement professionnel qui freinent les jeunes Martiniquais à revenir, puis vient le déficit d’attractivité du territoire avec son manque d’infrastructures publiques fiables. Les motifs sont également d’ordre sociologique avec un sentiment prégnant de ne plus se sentir chez soi lorsque l’on rentre. Les jeunes peuvent être rejetés à leur retour à cause de leur apparence ou de leur façon de parler qui a changé. Pour certains, voir des jeunes métropolisés rentrer est une menace pour la culture martiniquaise. Au final, c’est un retour à un péyi qui n’a plus rien de familier et d’accueillant.
Le manque de réseau est un autre frein au retour. Un propriétaire d’une salle de sport de l’île ayant souhaité rester anonyme en a fait les frais : « A mon retour, je préparais toujours mon concours de prof d’EPS titulaire, donc j’ai voulu travailler en attendant. En Martinique, tu peux déposer des dizaines de CVs, même pour des petits boulots, tu n’as jamais de réponses. Ici, tu as beau avoir tous les diplômes, si tu ne connais personne tu n’auras pas de travail. » L’absence d’un réseau organisé de la diaspora martiniquaise est un autre obstacle, qui empêche les interactions entre l’île et l’étranger afin de garder le lien avec ceux qui sont partis, ou d’identifier les leviers et opportunités pour les faire revenir.
Le tissu économique n’est pas attractif, avec une multitude de microentreprises qui proposent de minces perspectives d’évolution, et d’autres structures plus larges, des PME familiales transmises de génération en génération notamment, qui ne sont pas perçues par une majorité de jeunes comme étant adaptées au monde actuel. Souvent, elles ne disposent pas de politiques d’évolution bien définies, de politiques de formation, de marque employeur et ne sont pas ou peu digitalisées. Errol Nuissier, psychologue-clinicien d’origine martiniquaise, explique cela à travers un phénomène comportemental et sociétal propre aux Antilles qui consiste à faire du mal aux autres ou à jalouser leur réussite plutôt que de s’en inspirer, le fanntchou : « Certains de nos compatriotes diplômés ne sont plus en phase avec la réalité et refusent de questionner leur savoir-faire. Quand les jeunes reviennent, ils souhaitent reproduire certaines choses qu’ils ont vues ailleurs au sein de leur entreprise. Les patrons sont réfractaires au changement et les censurent dans leurs propositions. » Ces jeunes qui auraient pu contribuer à un changement positif préfèrent repartir ou se mettre à leur compte, généralement dans des secteurs d’activités inadaptés aux priorités de développement du territoire.
Ainsi, c’est cette inadéquation entre leurs attentes et le marché de l’emploi en Martinique qui motive le plus souvent les jeunes de retour à devenir autoentrepreneur. D’après les chiffres 2020 de l’INSEE, sur 3786 entreprises créées, 56% étaient des entreprises individuelles. Il y avait également 82 % d’entreprises sans salariés en 2020 en Martinique. En conséquence, le tissu économique martiniquais est extrêmement morcelé, avec la multiplication d’entreprises peu productives qui investissent et recrutent peu.
Comment en est-on arrivé là ? C’est le vide politique et l’absence de projet de long terme des élus locaux qui sont pointés du doigt dans la majorité des témoignages recueillis. Jean-Paul Abatord, agriculteur-propriétaire du Domaine des Quatre vents au Lorrain, en est persuadé : « Je suis rentré en Martinique après 20 ans en hexagone, j’avais pour projet de planter du cacao. J’ai contacté de nombreux maires pour qu’ils nous donnent des terres chlordéconnées, inexploitables pour les cultures sensibles en terre, mais disponibles pour les arbres fruitiers et la plupart des cultures hors sol. L’idée était de cultiver du cacao, d’embaucher des jeunes et de répliquer au maximum ce système s’il venait à fonctionner. Sur 15 maires, 2 m’ont répondu et trop tardivement pour venir contribuer à mon projet. »

Pourtant, malgré la lenteur administrative qui les caractérise, il existe plusieurs dispositifs publics de soutien à la création d’entreprises en Martinique : Initiative Martinique, Projet Initiatives Jeunes, l’aide à la création d’entreprise de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM)… Cela ne suffit pas. L’essaimage financier issu de ces aides s’est avéré non-efficace. Il est reproché au système de subventions publiques de profiter à des acteurs déjà établis, freinant ainsi l’innovation. Pourtant, les élus ont en tête qu’il faut trouver un moyen de faire revenir les jeunes martiniquais sur l’île, ou mieux, de les faire rester. Jordan Eustache, jeune Directeur de cabinet du Président du Conseil exécutif de Martinique, est l’une des plumes d’un programme allant dans ce sens : « Toute la mandature de la CTM portée par Serge Letchimy est axée sur la dynamisation du marché du travail martiniquais afin de le rendre attractif pour nos jeunes. Il faut recréer une nouvelle dynamique au plus vite ». Didier Laguerre, Maire de Fort-de-France depuis 2014, est du même avis : « Le futur de l’île est dans le développement de l’entreprenariat, dans l’accompagnement des jeunes qui créent de l’emploi, dans l’imagination de modèles aptes à favoriser le partage de ressources inter-entreprises. A nous de faire revenir sur le territoire des jeunes de Martinique ou d’ailleurs ».
Si la création d’entreprises pérennes et dynamiques reste difficile, cela s’explique aussi par le manque de cohésion entre les réseaux associatifs d’accompagnement, les structures publiques de financement à la création d’entreprises et les incubateurs. Emmanuel Joseph, Directeur de l’incubateur Lakou Digital l’affirme : « Un territoire dynamique est un territoire avec des projets qui fédèrent. Aujourd’hui en Martinique les start-ups sont morcelées, isolées. Même si elles proposent de supers idées, elles mourront rapidement dans cet écosystème défavorable. »Ainsi, le territoire n’est pas interconnecté et multiplie les initiatives individuelles qui n’ont pas une envergure suffisante. Alé Viré, l’association phare du retour au péyi initiée par la Sénatrice Catherine Conconne, n’échappe pas à la règle et est décriée par la majorité de ceux qui ont souhaité être appuyés par le dispositif : « Avant de rentrer en Martinique, je les ai contactés et ai eu un retour au bout de trois semaines, raconté Aurélia Okoula, créatrice de la société de développement de service client AO Service – Consulting, l’association propose de bénéficier de leurs partenariats avec des compagnies aériennes pour avoir des billets moins chers, avec des déménageurs et des organismes pour chercher des logements avant d’arriver. Les délais étaient trop longs par rapport à mon timing donc j’ai avancé toute seule ». Comme beaucoup d’autres, l’association n’est qu’une petite structure isolée, avec une seule chargée de mission salariée qui ne peut pas faire face à toutes les demandes.
On constate ainsi que le retour au péyi est une véritable ingénierie dans laquelle il faut investir. Il est nécessaire de recréer une dynamique de production sur le territoire, mais également des conditions de vie harmonieuses qui favoriseront le retour des jeunes Martiniquais chez eux.
Les solutions
Il existe certaines questions structurelles auxquelles les élus locaux doivent trouver des réponses, en commençant par définir le type de développement souhaitable pour l’île à moyen terme. Une fois l’orientation établie, la commande publique sera déterminante. En effet, il est nécessaire de développer des secteurs générant de l’investissement et ayant un impact positif sur l’économie de l’île.
Il y a un fort enjeu de l’orientation des jeunes avant le bac. Si le retour est un critère essentiel, il est nécessaire d’orienter les études en fonction des besoins locaux. Le remariage entre l’université et le terrain est une autre étape indispensable afin de proposer des formations utiles en adéquation avec le projet politique qui aura été défini.
Pour Rebecca Assouline-Béra : « les élus sont à même d’influencer l’attractivité du territoire via une communication plus soutenue envers les touristes et les investisseurs potentiels. Il faut valoriser les avantages du territoire martiniquais et rassurer lorsque peuvent survenir des événements négatifs. » La question des infrastructures est elle aussi capitale. Il est nécessaire de proposer la même offre technologique que l’hexagone pour rendre le retour plus simple à appréhender, sans avoir le sentiment de faire des compromis.
Une autre étape de la consolidation d’une ingénierie du retour qualitative serait la cartographie des acteurs clés du territoire dans l’accompagnement ou la mise en réseau lors de la création d’entreprises, afin que les entrepreneurs soient parfaitement informés de l’existant. Une cartographie des acteurs de la diaspora martiniquaise à l’étranger, comme dans l’hexagone, serait un autre outil pertinent. Dans son rapport, la jeune énarque soutient : « il est nécessaire de caractériser de façon plus précise les raisons du départ et du non-retour de cette diaspora, recenser ses compétences et les mettre en miroir avec ce qu’on peut lui proposer localement. »
Finalement, il est indispensable de laisser leur place aux jeunes de retour. Les plus anciens doivent accepter d’être mis en difficulté pour apprendre de nouvelles méthodes de travail et répliquer les innovations qui ont réussi ailleurs.
Le sentiment d’appartenance des martiniquais à leur île est très fort. Alors qu’il peut poser certaines difficultés – en particulier, la réintégration des jeunes ayant quitté leur territoire – il est aussi source d’opportunités. C’est cette attachement à l’île qui maintiendra le lien entre la diaspora martiniquaise et ceux qui restent. C’est lui aussi qui préservera la culture locale face aux effets inévitables de la mondialisation. Chaque martiniquais ici ou ailleurs a un rôle à jouer, pour faire poids face à l’immobilisme, dans une société pleine de promesses pour l’avenir…