En 1848, suite à l’abolition de l’esclavage en Martinique, environ 70 000 esclaves ont été libérés. Cette transition vers la liberté a été une période complexe et difficile, marquée par des défis économiques, sociaux et culturels. Beaucoup d’anciens esclaves sont restés sur les plantations où ils travaillaient auparavant, devenant travailleurs libres mais continuant à endurer des conditions de travail similaires à celles de l’esclavage. Les salaires étaient souvent insuffisants pour subvenir à leurs besoins, ce qui les maintenait dans une situation de dépendance économique. Certains anciens esclaves ont réussi à acheter des terrains au Nord de la Martinique, souvent les plus difficiles d’accès, vendus par leurs anciens maîtres. Ces terrains étaient situés dans les mornes, les collines de l’île. De nombreux marrons, ou anciens esclaves ayant fui les plantations et ayant cherché refuge dans les zones les plus reculées de l’île, s’y étaient déjà établi. Les marrons ont accueilli les nouveaux venus et ainsi se sont formées des communautés solides et structurées, « les sosiétés lasotè ». Sur ces terres, les anciens esclaves ont commencé à créer des « jaden » (exploitation de subsistance) où se trouvait une grande variété de cultures sur peu d’espace.
A l’assaut de la terre
Le lasotè, une pratique communautaire de labour de la terre, s’est naturellement développé sur ces terrains escarpés de la Martinique. Ce système, basé sur le travail collectif, la solidarité et le partage, fonctionne sur un principe de rotation : chaque propriétaire, après avoir été aidé, rend service à d’autres agriculteurs de sa communauté.

Les sosiétés, regroupements de lakous (espaces communs pour la cuisine et les activités sociales), organisaient le lasotè. Ces sosiétés, formés par affinités, rassemblaient 20 à 30 hommes qui travaillaient ensemble chaque jour. Les femmes, quant à elles, plantaient, récoltaient et assuraient le sarclage, la cuisine et l’économat, avec l’adage « pa ni rhum, pa ni lasotè » (pas de rhum, pas de lasotè). Dans les années 50, les sosiétés se rencontraient parfois pendant plusieurs semaines, couvrant des espaces agricoles de 10 à 20 hectares, du Prêcheur à Terreville.
L’importance de la musique
Le travail agricole dans le lasotè est rythmé par la musique, qui soutient l’effort et fait oublier les douleurs physiques. Les ti bwa, tambours, conques de lambi et les chants des kryés – les chanteurs – accompagnent le travail. Les agriculteurs n’ont jamais perdu le goût de la musique malgré son interdiction sur les habitations pendant la période esclavagiste.
Le lasotè est structuré en trois rythmes musicaux distincts : le gran son, utilisé pour casser et dégrader la terre, le mazonn qui est une musique très saccadée pour sillonner avant de planter et le riviè léza pour accompagner la fin du labour et d’autres types de travaux.
Lors du lasotè, il existe deux tanbouyè : le tambour roulement qui donne le rythme et accompagne les gestes des agriculteurs, et le tambour son manié par le maître tambouyé afin de créer une harmonie rythmique d’ensemble. Cette harmonisation entre la musique et les mouvements des agriculteurs est essentielle pour la réussite du travail collectif.

De l’héritage à l’avenir
Progressivement, l’exode rural et l’adoption de pratiques agricoles plus modernes ont eu raison du lasotè. Le dernier organisé à Fonds-Saint-Denis se tient en 1971. Pour autant, la solidarité perdure dans les mornes et la mémoire des anciens sauve cette tradition. Après plusieurs années de collecte et de recherches, Annick Jubenot et Joël Minin ont décidé de ranimer ce savoir. En 2008, l’association Lasotè est créée. Ingénieure en développement local spécialisée dans le monde insulaire Martinique-Guadeloupe et Directrice de l’association, Annick Jubenot se rappelle : « Quand nous avons lancé l’association, le but était de ranimer un pan d’histoire où il n’y aurait pas d’héros : le héros c’est le collectif. »


Une pratique séculaire résolument moderne
Le lasotè est une innovation sociale, aligné aux critères contemporains de l’Économie Sociale et Solidaire. En effet, la vie dans les mornes a toujours été régie par des valeurs telles que le respect de la vie et de la terre. Cela a entraîné très instinctivement un travail manuel sans produits phytosanitaires, la valorisation de chaque individu, la solidarité via l’entraide entre habitants et la transmission intergénérationnelle. Le lasotè a également établi une gouvernance participative, un principe de non-lucrativité, d’utilité sociale et la libre entrée et sortie de ses membres.
Tout en conservant ces valeurs fondatrices, les savoir-faire ancestraux ont été optimisés au niveau énergétique, agronomique, administratif et financier. Par ailleurs, les femmes, autrefois cantonnées à l’économat, participent désormais aux travaux physiques.
Aujourd’hui, l’association travaille avec 35 agriculteurs-membres. Elle poursuit son travail de collecte des connaissances agricoles traditionnelles, tout en jouant un rôle d’animation et de mise en relation d’un réseau d’agro-agriculteurs du Nord Martinique. Hubert Bussy, Président de l’association, souligne l’importance de noter, archiver et conserver les savoirs des anciens. Ainsi, la mise en place d’un atelier d’insertion autour des pratiques agricoles ancestrales est en cours, visant à ranimer ces pratiques dans toute la Caraïbe.

Au-delà de la pratique agricole, c’est toute une organisation de la vie des sociétés des mornes qui est remise au goût du jour, tout comme la revalorisation du métier d’agriculteur. Le lasoté est une philosophie très complète d’être au monde qui ne mérite qu’à être répliquée par le plus grand nombre pour lutter contre l’agriculture intensive et la monoculture en Martinique, comme ailleurs.